La joie

 « Par joie, j’entendrai donc […] une passion par laquelle l’Esprit passe à une perfection plus grande » Spinoza, L’Éthique, Livre III, XI, scolie

La joie se trouve à mi-chemin entre le bonheur et le plaisir. Du premier, elle n’a pas l’enracinement stable, du second, elle n’a pas la partialité éphémère. La joie serait plutôt un entrain de l’âme, une envie de sourire, un contentement d’être en vie. Peu de philosophes se sont penchés sur ce sentiment. C’est pourtant un concept central chez Spinoza.

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Pour bien comprendre l’importance que donne Spinoza à la joie dans toute notre vie, au point d’en faire même le critère du bien et du mal, il faut comprendre le concept très spinoziste de conatus. Le conatus est « l’effort pour persévérer dans son être ». Dit autrement, chaque être vivant : hommes, animaux, plantes ou bactéries sont tous animés par un élan vital qui les pousse à réaliser ce qu’ils sont, à développer au maximum leurs facultés. Par exemple, une plante cherchera à pousser, à s’étendre, à polliniser car c’est là sa nature de plante. Un animal, plus complexe, cherchera à survivre, à manger, à se reproduire, voire à monter dans l’échelle sociale de la meute… Un homme, en plus de tout cela, cherchera aussi à développer ses talents propres, sa personnalité unique, bref, à accroître autant que faire se peut sa puissance d’agir sur le monde qui l’entoure.

C’est ici qu’interviennent la joie et son corollaire : la tristesse. Dans mon activité sur le monde et les essais que je fais pour affirmer et étendre ma puissance d’agir, certaines actions sont couronnées de succès : elles provoquent de la joie ; certaines actions échouent et me mettent face à mes limites : elles provoquent de la tristesse. Joie et tristesse sont des « affects », c’est-à-dire à la fois des sensations physiques et des représentations mentales susceptibles d’augmenter ou de diminuer en fonction des causes qui les provoquent. La joie est donc ce que je ressens lorsque j’éprouve une augmentation de ma puissance d’agir. C’est une allégresse de l’âme, un entrain du corps, causés par une expérience positive.

Cependant, Spinoza est très clair à ce propos, la joie n’est pas un état stable : c’est un passage. Elle va donc diminuer jusqu’à ce qu’on se soit habitué à notre nouvel état, laisser place à une joie nouvelle ou à une tristesse, en fonction des fluctuations permanentes que mes expériences me renvoient quant à ma puissance d’agir. La joie est donc une passivité qui dépend des événements et sur laquelle je ne peux rien ? Pas tout à fait. Certes, je ne peux pas échapper aux flux des événements et aux affects qu’ils provoquent en moi. Mais pour ne pas nous retrouver constamment ballottés entre joie et tristesse, Spinoza nous enjoint à passer d’une joie passive à une joie plus active, dans laquelle les événements extérieurs sont accueillis avec une approbation de la raison. Si je comprends ce qui me fait agir, avec ses limites, alors je ne peux pas exiger de ma puissance d’agir plus qu’elle ne peut fournir, j’ajuste mon désir à mes capacités. Dès lors, je comprends que ma puissance d’agir ne peut qu’augmenter progressivement, mais cette fois dans la cohérence et l’amour de soi-même.



[1] Spinoza, L’Éthique, Livre III, XI, scolie

À quoi je sers ? (exercice, 1ère partie)

Si une des dimensions du bonheur réside dans notre participation à quelque chose de plus grand que nous, alors il peut être utile de prendre conscience du sens contenu dans nos activités, non seulement pour nous reconnecter à ce qui nous dépasse, mais aussi pour pointer à quel niveau nous pouvons insuffler du sens. Le principe de cet exercice est donc d’arriver à replacer notre activité professionnelle dans sa signification large. Pour ce faire, nous pouvons suivre quatre fils directeurs :

  1. Quelle est ma mission ?
  2. En quoi suis-je relié aux autres ?
  3. Qu’est-ce que je reçois ?
  4. Comment rendre mon activité la plus pénible possible ?

Je vous propose de commencer à examiner aujourd’hui le premier point : Lire la suite

À quoi je sers ?

Le bonheur est aussi une question de perspectives. Pour Martin Seligman et la psychologie positive, l’une des dimensions qui favorise le plus le bonheur se trouve dans « la vie significative » (the meaningful life), c’est-à-dire la dimension de notre vie qui dépasse notre propre existence. Tal Ben-Sahar évoque également le bonheur des gens qui sont capables de replacer leur activité professionnelle dans une perspective plus large qu’eux-mêmes pour y trouver du sens. Cela me fait penser à la fable des casseurs de cailloux : un homme chemine le long d’une route. Sur le chemin, il croise un premier ouvrier qui s’éreinte à casser des cailloux. « Que faites-vous donc ? » lui demande l’homme. « Vous le voyez, répond l’autre, je me brise à casser des cailloux ». Un peu plus loin, l’homme rencontre un deuxième casseur de cailloux : « Que faites-vous donc ? » demande-t-il à nouveau. « Je travaille pour nourrir ma famille, c’est tout ce que j’ai trouvé et c’est mieux que rien » répond celui-ci. Encore plus loin, l’homme rencontre un troisième casseur de cailloux : « Que faites-vous donc ? » demande-t-il encore. « Moi, Monsieur, je construis une cathédrale ! » répond ce dernier avec passion. Les trois personnages font exactement la même chose. Mais lequel, à votre avis, est le plus heureux ? Pour lequel casser des cailloux est-il le plus pénible ? Lire la suite

« Merci pour… »

L’expression de la gratitude fait l’objet d’un petit exercice dans le livre de Tal Ben-Sahar, se retrouve chez Martin Seligman sous la forme d’une lettre, et vous en trouverez facilement d’autres variantes dans vos lectures tellement son utilité semble unanimement reconnue. Je le pratique moi-même depuis plusieurs mois, et j’en reconnais les vertus. Il s’agit de s’arrêter quelques minutes chaque soir pour se demander ce qui, dans la journée, provoque notre reconnaissance. En ce qui me concerne, ça va de « je suis reconnaissante pour avoir rencontré une belle personne »  à « je suis reconnaissante qu’il n’ait pas plu quand j’attendais dehors sans parapluie… ». L’idée est de prendre le recul nécessaire pour reconnaître les gestes, les hasards, les gens, les détails qui nous facilitent la vie ou embellissent notre journée. Rien que ce petit travail de recherche nous rappelle – voire nous ouvre les yeux – sur les nombreuses choses positives que nous recevons sans même parfois nous en rendre compte. Leur dire merci intérieurement est une façon de leur reconnaître de la valeur et de se rappeler qu’elles ne sont pas acquises. Je suis d’accord avec le commentaire d’Oprah Winfrey à propos de cet exercice : « si on se concentre sur quelque chose, elle s’amplifie ; si on se concentre sur les bonnes choses de la vie, elles seront de plus en plus nombreuses ». Vous l’avez sans doute expérimenté à propos des mauvaises, justement (une pensée négative a tendance à tourner en boucle et à grossir…). Comme le disait le philosophe Alain dans Propos sur le bonheur, l’esprit va naturellement vers le chagrin, voir tout ce qu’il y a de positif et se rendre heureux demande un effort d’attention. Voilà donc un exercice pour entraîner notre pensée dans la bonne direction ! Et comme un cercle vertueux a tendance à grossir, les psychologues constatent que pratiquer cet exercice a en effet de nombreux effets bénéfiques : les personnes qui le pratiquent sont plus dynamiques, plus optimistes, plus généreuses, plus serviables, en meilleure santé… Aucune réserve, donc, pour s’y mettre dès ce soir !

Pas besoin des autres pour être heureux ?

Bah tiens… tous nos philosophes depuis l’antiquité sont arrivés précisément à la conclusion que nous ne saurions être vraiment heureux seuls. Il n’est pas jusqu’à la psychologie positive qui constate qu’au contraire, une vie sociale dense est un facteur significatif de bonheur. Et même que les extravertis sont globalement plus heureux que les intravertis. Vous doutez ? Alors en bon philosophe à l’esprit critique, nous allons tester l’assertion par son contraire : et si moi, je veux soutenir que je n’ai besoin de personne pour être heureux ? Lire la suite

Le bonheur chez Kant

Emmanuel Kant, philosophe allemand (1724-1804) passe toute sa vie à Koenigsberg (actuel territoire russe), où il se consacre à l’étude et à l’enseignement. Son œuvre immense  s’intéresse à tous les sujets. De santé très fragile, mais se sentant investi d’une importante mission, il la mène à bien en économisant ses forces par une hygiène de vie stricte et routinière. La légende veut d’ailleurs que les habitants aient réglé leur montre sur la promenade digestive du philosophe. Lorsqu’il s’éteint, ses derniers mots furent « c’est bien ». 

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Au siècle des lumières, alors qu’un enthousiasme pour le progrès sensé apporter et répandre le bonheur se lève parmi les penseurs, la conception kantienne du bonheur apparaît plus sombre. C’est que, contrairement aux philosophies eudémonistes d’Aristote ou d’Épicure, Kant ne fait pas du bonheur le bien ultime (le souverain bien) que l’homme puisse rechercher. Lire la suite

André Comte-Sponville, Jean Delumeau, Arlette Farge / La plus belle histoire du bonheur

Voici un petit livret écrit à trois voix : celle d’un philosophe (André Comte-Sponville), celle d’un historien des mentalités religieuses (Jean Delumeau) et celle d’une spécialiste de la vie populaire au siècle des lumières (Arlette Farge). Chacun présente, dans un jeu de question/réponse, une rapide histoire des conceptions du bonheur selon le point de vue de sa discipline. André Comte-Sponville nous rappelle que la Grèce antique est le berceau d’une certaine pensée du bonheur et des chemins possibles pour s’en approcher, que l’on suive Épicure, les Stoïciens ou Aristote. La possibilité de l’atteindre sera plus tard remise en question, qu’on en fasse un concept indéterminé comme Kant ou qu’on s’interroge sur la morsure du désir et du manque comme Pascal ou Spinoza. De son côté, Jean Delumeau retrace l’invention du paradis et de ses représentations. D’abord jardin luxuriant, lieu de félicité éternelle dans la proximité de Dieu et de ses anges musiciens, le paradis s’intériorise avec la Réforme pour devenir à l’époque moderne le lieu d’espérance où l’on retrouve les êtres aimés. Enfin, Arlette Farge nous montre qu’au XVIIIe siècle, le bonheur revient s’incarner sur terre : dans les plaisirs, le badinage, les discussions de l’homme des Lumières… S’il est encore trop tôt pour parler d’une « démocratisation » du bonheur, il y a tout de même l’idée que chacun, homme ou femme, peut s’amuser, boire, aller à la kermesse… Il faudra cependant attendre la révolution de 1789 pour que le bonheur du peuple devienne un réel enjeu politique et une quête collective. Il ressort de ces trois volets un panorama autant historique que conceptuel, qui nous rappelle que le bonheur n’a pas toujours eu la même importance, le même contenu, ni la même signification.

La plus belle histoire du bonheur

« Cette vie et pas une autre »

Encore une idée qui m’est venue lorsque j’étais étudiante en philo, pendant un cours sur la causalité. Avez-vous déjà songé à la succession de hasard, depuis le commencement du monde, qui a mené jusqu’à notre naissance ? Si le jour de notre conception, une panne de secteur avait détourné nos parents de leurs occupations conjugales, si l’un des deux avait choisi telle fac et pas telle autre, si leurs parents avaient déménagé, si un grand-père n’avait pas échappé de peu à une balle ennemie, si… Le moindre changement, le moindre choix différent, le moindre détail depuis le big bang aurait embranché une suite causale complètement différente. Si un tout petit truc avait été différent, un autre monde aurait existé, dans lequel nous n’aurions pas existé.

Je me rappelle cette évidence parfois le matin, quand je me regarde dans la glace et que je n’aime pas ce que je vois, quand je bute sur quelque chose ou que j’admire les dons des autres. Ah, ce serait bien d’avoir des jambes un peu plus longues ou un sens de l’humour plus mordant, moins de douleurs dans les doigts ou un don pour les arts… Quel dommage de ne pas être moi en mieux me dis-je parfois. Bah non. Parce que « moi en mieux » n’existe pas. Je n’existe que de cette façon, dans cette suite causale précise. Rien n’aurait pu faire que j’existe, mais un poil différente, parce que je n’aurais tout simplement pas existé. C’est donc cette vie et pas une autre. C’est moi avec mon physique et certaines capacités innées que je ne peux pas changer. C’était ça ou rien. Je trouve que cette idée aide à être reconnaissant d’être en vie avec tous les éléments positifs qui nous ont été offerts avec cette vie plutôt que de perdre du temps avec des regrets absurdes. Car la vraie question n’est plus regretter de n’être pas plus ceci ou plus cela, mais de savoir ce que nous allons faire des atouts qui nous ont été donnés.

Oscar Brenifier et Catherine Meurisse / Le bonheur, c’est quoi ?

Dans la collection « PhiloZenfants », un opuscule sur le bonheur, à côté d’autres titres : la vie, c’est quoi ?, Le bien et le mal, c’est quoi ? ou encore Moi, c’est quoi ? pour initier les enfants à la réflexion sans passer par les auteurs et le vocabulaire philosophique. Comme les autres thèmes de la collection, ce petit livre illustré des dessins humoristiques de Catherine Meurisse, s’articule autour de six grandes questions : Comment sais-tu que tu es heureux ? Est-ce facile d’être heureux ? Dois-tu chercher à être heureux à tout prix ? L’argent rend-il heureux ? As-tu besoin des autres pour être heureux ? Pourquoi sommes-nous parfois malheureux ? À chaque question sont proposées plusieurs réponses, et à chaque réponse sont opposés quatre contre-arguments. De quoi progresser tout doucement vers l’argumentation et, peut-être le plus important, comprendre qu’il y a plusieurs points de vue possibles sur chaque chose. Intéressant, donc, pour l’ouverture d’esprit et la structuration de la pensée. La collection est destinée aux enfants à partir de 7 ans, mais vous pouvez commencer dès 4-5 ans en choisissant les questions les plus adaptées à vos enfants et en y réfléchissant avec eux.

Le bonheur, c'est quoi ?

La philo, c’est pas pour les enfants ?

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Depuis quelques années, de plus en plus d’initiatives sont menées pour initier les enfants à la philosophie. L’origine de cette pratique se trouve dans les travaux du professeur de philosophie américain Mattew Lipman, qui dès les années 1970, a commencé à développer la philosophie pour enfants. Il ne s’agit pas de leur présenter les textes, les auteurs ou l’histoire de la philosophie de façon simplifiée, mais de les amener tout doucement à une réflexion de type philosophique. Lire la suite