Faut-il préférer le bonheur à la vérité ?

Je vous propose cette semaine une réflexion dans le prolongement de celle ouverte il y a quelques semaines par la machine de Nozick. On y avait vu que si, comme on a tendance à le croire, l’être humain recherchait par dessus tout à être heureux, alors toute personne devrait souhaiter se brancher à la machine. Or, l’expérience de pensée soumise à un grand nombre d’individus montre qu’au contraire, très peu de gens le ferait, indiquant par là que le bonheur n’est pas nécessairement pour eux la valeur suprême. Ce qui nous mène à la question philosophique de cette semaine : faut-il préférer le bonheur à la vérité ?

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Implicitement, la question ne semble se poser que dans des situations où elles s’excluent l’une l’autre. Ce serait bonheur ou vérité, comme si on ne pouvait avoir les deux en même temps, comme si le bonheur ne pouvait que s’accompagner du mensonge et que la vérité ne pouvait que faire notre malheur. Dans une telle situation, on peut vouloir d’abord entendre le « faut-il ?» comme un « doit-on ?». Nous sommes alors renvoyés à la question des devoirs, comme si chacun d’entre nous, en toutes circonstances, avait le devoir de préférer l’un à l’autre. Doit-on donc préférer la vérité au bonheur, comme s’il y avait là un devoir envers soi-même, une dignité particulière ? Doit-on au contraire préférer le bonheur à la vérité, poussés par ce qui serait un respect envers notre nature, définie alors principalement sous son aspect jouissif ? La question des devoirs envers soi-même et des contenus de ces devoirs étant déjà philosophiquement problématique, c’est à grand peine qu’on fonderait ici un devoir prioritaire envers soi-même pour l’un ou pour l’autre, pour le bonheur ou pour la vérité.

Se poser la question serait alors plutôt à entendre sur le mode du conseil, comme un « vaut-il mieux choisir le bonheur contre la vérité ou la vérité contre le bonheur » ? Vous l’aurez compris, ce « vaut-il mieux » ne peut faire l’économie du « par rapport à quoi ? ». Par rapport à mes intérêts ? Sans doute est-ce la vérité qu’il faut alors privilégier. Par rapport à mon bien-être global ? Bien malin celui qui sait dès maintenant quelle alternative lui sera la plus heureuse au final. Une vérité douloureuse mais libératrice vaut peut-être mieux qu’une illusion confortable bercée trop longtemps. Eviter un malheur présent n’est peut-être pas un bon calcul à long terme. Difficile, donc, de se prononcer sur la meilleure des deux options d’un point de vue pragmatique, y compris par rapport au bonheur lui-même. Si bonheur et vérité semblent d’abord s’exclurent, ils peuvent aussi se rejoindre par-delà le malheur présent. On aboutirait alors à un bonheur par la vérité, comme s’il s’agissait d’un chemin détourné mais plus solide à long terme.

Vous l’aurez compris, il n’y a pas de « bonne réponse » à cette question, mais plutôt des choix et des implications. En choisissant la vérité au bonheur, je fais un choix sur la personne que je désire être. Ne pas mettre la tête dans le sable et choisir de faire face à une vérité désagréable est aussi une façon de s’assumer, d’assumer la vie avec ses dimensions déplaisantes et de se montrer responsable face au monde. On peut choisir la vérité, avec les souffrances qu’elle suppose, et en tirer, si ce n’est un bonheur en soi, au moins une certaine idée de soi-même. Se choisir responsable et malheureux plutôt qu’heureux dans l’illusion est aussi un choix rationnel qui engage l’être. Tout comme le choix inverse. En choisissant le bonheur à la vérité, j’indique que la dimension la plus importante de mon être est de jouir de la vie, quitte à en rester au niveau superficiel des choses et des relations, quitte à être un « imbécile heureux ». Quitte aussi à mentir et faire souffrir ? Nous n’avons envisagé jusqu’ici que la vérité qui nous concernait, mais elle peut aussi mettre autrui en jeu. Préférer mon bonheur à la vérité pour autrui est ainsi courir le risque d’être injuste. Laisserais-je un innocent être accusé parce que c’est mieux pour moi de mentir ou de me taire ? Remarquez comment les pires dérives égoïstes peuvent découler de cette position.

Et quand bonheur et vérité concernent autrui ? L’exemple le plus classique : dire à un(e) proche que sa ou son conjoint(e) le(la) trompe. Quel est mon devoir prioritaire envers cet(te) ami(e) ? Lui dois-je d’abord le bonheur ou d’abord la vérité ? Je peux faire un choix qui engage la signification de l’être pour moi-même, mais c’est impossible de faire le choix de l’être pour autrui. C’est donc du côté de la relation elle-même qu’il faut alors chercher. On trouve chez Hegel l’idée que nous n’avons pas le devoir de tout dire à tout le monde, mais que les devoirs que nous avons les uns envers les autres dépendent de la nature et de la proximité de notre relation. Sans doute faut-il chercher là ce que je dois à autrui, et être conscient que ce que je déciderai alors de faire engagera la nature de notre relation.

La machine de Nozick (implications philosophiques)

Dès sa publication, l’expérience de pensée de Nozick a suscité de nombreux commentaires dans le monde académique. L’immense majorité des gens ne se brancheraient pas. D’abord, et c’est l’angle sous lequel la majorité des objections ont été apportées : il semble que nous ayons une préférence « naturelle » pour la vérité. La majorité des personnes interrogées (faites l’expérience) semble avoir une répugnance première pour un bonheur qui ne serait qu’illusion, même si nous n’avons pas conscience de l’illusion. Quelles explications pouvons-nous donner à cela ?

La machine de Nozick (implications)

Si je préfère le bonheur à la vérité, alors ce bonheur devient autocentré et stérile. Je suis heureux dans mon réservoir, certes, mais ce bonheur ne concerne que moi, ma vie ne laissera aucune trace dans le monde, je ne contribuerai au bonheur de personne (ni au malheur de personne d’ailleurs), je ne participerai à aucune création, aucun débat, aucune avancée. Tout se fera sans moi. Si par contre je choisis de ne pas me brancher, alors certes ma vie ne sera pas aussi parfaite, mais elle aura un impact sur le monde. Je serai là pour mes proches, je peux changer les choses, bref, je serai en lien avec le monde et y serai un être humain responsable. C’est donc aussi entre une vie imparfaite et engagée ou une vie heureuse mais désengagée qu’on me propose de choisir.

J’ajoute ici mon grain de sel au débat : remarquez que l’expérience de pensée suppose qu’on vous offre la possibilité de vous brancher quand vous voulez. Ce qui signifie que le sujet est comme vous et moi, il n’a pas la connaissance de ce que sera effectivement sa « vraie » vie future. Le choix est donc entre une vie heureuse à coup sûr et une vie qui reste encore à vivre et à écrire. Le choix n’est donc pas qu’entre bonheur et vérité, il est aussi entre bonheur maximal assuré et bonheur incertain (mais qu’on espère pas trop mal quand même) et qui surtout sera mon œuvre. Ma seule façon de me connaître, de savoir qui je suis et de quoi je suis capable, c’est de me coltiner au monde. Je risque de me faire broyer, certes, je risque le malheur, mais c’est la seule façon de répondre à la question « qui suis-je ? ». Si je me branche, je ne le saurai jamais. Le choix est donc aussi entre bonheur absolu mais passif ou bonheur espéré et actif. Par conséquent, se brancher ou non signifie aussi choisir entre illusion et connaissance de soi.

Au final, si le but de la vie était vraiment d’être heureux, si le bonheur, tel que nous le disaient les grecs, représentait effectivement le Souverain Bien, alors nous devrions tous choisir sans hésiter de nous brancher. Si la majorité des gens choisiraient de ne pas le faire, c’est peut-être là l’indice que le bonheur n’est finalement pas leur absolue priorité dans la vie. Certes nous le recherchons, mais peut-être pas à n’importe quel prix. Dès lors, chacun peut être renvoyé à l’examen de sa propre échelle de valeur et de son propre système de priorités : quel prix serais-je prêt(e) à payer pour mon bonheur ? Vaut-il que je lui sacrifie ma liberté, ma responsabilité ou autres choses ? Quand devient-il trop cher payé ? Je vous laisse sur cette réflexion.

La machine de Nozick (l’expérience)

J’aimerais pour cette semaine soumettre à votre réflexion une expérience de pensée très célèbre parmi les philosophes, issue d’un ouvrage du philosophe américain contemporain Robert Nozick : Anarchy, State, and Utopia[1]

« Supposez qu’il existe une machine à expérience qui soit en mesure de vous faire vivre n’importe quelle expérience que vous souhaitez. Des neuropsychologues excellant dans la duperie pourraient stimuler votre cerveau de telle sorte que vous croiriez et sentiriez que vous êtes en train d’écrire un grand roman, de vous lier d’amitié, ou de lire un livre intéressant. Tout ce temps-là, vous seriez en train de flotter dans un réservoir, des électrodes fixées à votre crâne. Faudrait-il que vous branchiez cette machine à vie, établissant d’avance un programme des expériences de votre existence ? »

La machin de Nozick (L'expérience)

On vous propose donc de vous brancher à une machine, capable de vous faire vivre votre vie idéale. Tout ce que vous pourriez vouloir vous sera procuré, le bonheur est à portée de main. L’inconvénient est que tout cela sera faux, mais vous n’en saurez rien et pouvez choisir de ne jamais rien en savoir. Vous brancheriez-vous ?

L’expérience de pensée de Nozick, 25 ans avant Matrix[2], vise bien sûr à nous mettre face à un dilemme. Faut-il préférer le bonheur à la vérité, ou la vérité au bonheur ? Remarquez qu’il ne s’agit pas d’opposer vérité et plaisirs, mais bien vérité et bonheur. En effet, la machine de Nozick n’est pas qu’une machine à plaisirs. Si ma conception du bonheur est une succession sans fin de plaisirs assouvis, alors je programmerai la machine en ce sens et elle me donnera ce que je souhaite. Si ma conception est différente, si je dose subtilement revers et succès pour me faire mieux apprécier les seconds, que je me fournis un appétit d’ogre pour la vie, que je programme la réalisation d’une grande œuvre ou quoi que ce soit d’autre qui correspond très exactement à mon idée de bonheur, alors la machine le donnera également. Et même, on peut admettre pour pousser l’expérience de pensée, que je n’ai pas besoin de programmer la machine à l’avance et qu’elle est capable de s’adapter en cours de route, voire de prévenir mes désirs pour me fournir ma vie idéale. C’est donc bien entre une certitude de bonheur maximal et une vie imparfaite, franchement malheureuse peut-être, mais « vraie » que je peux choisir.

Je vous laisse réfléchir à la question et aux enjeux que vous y voyez, car le choix ne se résume évidemment pas à une alternative entre bonheur et vérité. Je vous retrouve la semaine prochaine pour vous proposer un topo des débats que cette expérience a provoqué chez les philosophes de métier.



[1] Nozick, R., Anarchy, state, and Utopia, New-York : Basic Book, 1974, et en français : Anarchie, Etat et Utopie, (trad. E. d’Auzac de Larmartine & P.-E. Dauzat), Paris, PUF, 1988, pp. 65-67 – Une expérience de pensée similaire se trouve chez Hilary Putman dans Raison, Vérité et Histoire (1981)

[2] Matrix (La Matrice au Qc et N-B) est un film de Lana Wachowski (1999), dans lequel tous les humains ou presque vivent dans la Matrice, sorte de « super machine de Nozick ». Un personnage (Néo) se voit offrir un choix entre deux pilules : avec la bleue, il retourne dans la Matrice faire de beaux rêves, avec la rouge il en sort et vit sa « vraie » vie.